Il y a urgence à travailler sur l’impact dévastateur d’une agression verbale plus qu’à définir son intention (raciste-pas raciste). Urgence à nommer et déconstruire les représentations racistes. Car des policiers parlant d’un « bicot qui ne sait pas nager » est le réveil (inconscient ou non) de la guerre d’Algérie. Si ces fonctionnaires l’ignorent, leur inconscient, lui, le sait parfaitement. L’ancêtre du « bicot qui ne sait pas nager » a été noyé par l’ancêtre de ce policier.
La parole n’est jamais anodine. La parole raciste, antisémite et sexiste encore moins. Elle véhicule, parfois à l’insu de son auteur.e, un imaginaire, des représentations du monde façonnées par une éducation familiale, sociétale, nationale, politique. Bref, cette parole vient toujours de « quelque part ». Comme lorsqu’on parle de « corbeaux » actuellement où la police reçoit pléthore de dénonciations anonymes pour non-respect du confinement, à propos de ces délateurs. « Corbeau » évoque « collabo » qui évoque « occupation française » qui évoque « épuration des Juifs ». Ou le mot « harki » qui renvoie à « traître » à la guerre d’ Algérie, qui renvoie à « l’abandon de la République », … Ma démonstration n’invente rien, elle est aussi simple que caricaturale, mais efficace. Que cela soit prononcé sciemment ou non, dans un contexte donné, les mot de « corbeau » ou de « harki » recouvre chacun une histoire. Celle de notre Histoire.
Maintenant, expliquons ce qu’est un refoulé. Ici, notre refoulé est une date. On est le 17 octobre 1961, en pleine guerre d’Algérie. En France, des Algériens manifestent pacifiquement contre le couvre-feu. La réponse policière, ordonnée par le Préfet de police Maurice Papon, sera terrible : des dizaines d’Algériens sont noyés dans la Seine. L’évènement, longtemps été occulté, fait pourtant partie de notre mémoire française.
Retour maintenant à aujourd’hui, 2020, à dimanche dernier, 26 avril. Des policiers rattachés au commissariat d’Asnières, dans les Hauts-de-Seine, se mobilisent à la suite d’une suspicion de cambriolage sur un chantier. L’auteur présumé prend la fuite, saute dans le fleuve et rejoint la Seine-Saint-Denis. Les policiers finissent par le récupérer : « Il sait pas nager, un bicot ça nage pas », dit l’un. Ricanements. « Ça coule, tu aurais dû lui accrocher un boulet au pied. », réplique l’autre. Les dialogues sont certains, la scène ayant été filmée par un habitant de l’Ile St Denis*.
Bien sûr, le fuyard arrêté à l’Ile St Denis ne semble pas au-dessus de tout soupçon ; peut-être, s’avérera-t-il cambrioleur, pour sa part. Mais, entre l’un, jadis manifestant pacifiste et inaccusable, et l’autre, actuel délinquant suspect, pas de distinction aux yeux de certains policiers : en 1961 comme aujourd’hui, un Arabe, ne serait, de toute façon, qu’un « bicot ». Et lorsque ce policier rit — « un bicot, ça nage pas » — il parle — inconsciemment ou non — de ce même Algérien, il y a soixante ans, qui n’a pas su nager, et a succombé à la noyade dans la Seine. Des ancêtres policiers ont noyé des ancêtres « bicots ». Chacun est dans son histoire, et à son insu.
« Je me fiche de définir ces policiers racistes-beaucoup-passionnément-unpeu-pas vraiment-etc… Ce que je veux ardemment, obstinément, c ‘est un travail sur l’impact dévastateur de la parole raciste. Un travail de déconstruction des représentations individuelles et collectives de l’Autre. Un travail sur soi pour voir l’Autre. »
Que le propos soit raciste, la plus mauvaise foi ne pourrait plus le contredire. Que les policiers le soient eux-mêmes, racistes, est tout aussi indéniable. L’un traite ce suspect comme inférieur, en le réduisant juste à son origine et ce qu’il s’en représente (cet Autre ne sait pas nager parce qu’il « ne peut savoir ce que nous, civilisés, savons faire ») ; l’autre préconise son éradication (« Tu aurais dû lui accrocher un boulet au pied »). Mais, au risque de choquer, je me fiche de cette qualification, excepté d’un point de vue juridique car il est important que le droit nomme, condamne et punisse explicitement le racisme. Je me fiche de définir ces policiers racistes-beaucoup-passionnément-unpeu-pas vraiment-etc… Ce que je veux ardemment, obstinément, c ‘est un travail sur l’impact dévastateur de la parole violente : réduire l’écart entre intention d’un propos, volontaire ou non, explicitement raciste ou non, et l’impact sur qui le vit comme un affront ? Un travail de déconstruction des représentations individuelles et collectives de l’Autre. Individuelles parce que forgées par nos mémoires familiales, géographiques, régionales, personnelles. Collectives parce que pétries des (re)lectures nationales de l’ Histoire et de l’identité. Un travail sur soi pour voir l’Autre.
* Ce témoin a voulu garder l’anonymat, répondant cependant au Parisien. Il a filmé la scène à 1 H 45 du matin, puis transmise à un journaliste de sa ville, Nadir Dendoune, qui lui-même l’a diffusé sur Facebook.